dimanche 16 novembre 2008

Correspondance

Vermeer : La Jeune femme en bleu.

Une lettre trouve sa justification dans la distance. Le propre d’une lettre, c’est qu’elle permet de s’adresser à une personne absente sans verser dans cette figure que la rhétorique appelle « prosopopée ». L’essence de l’art épistolaire est dans cette négation de la rhétorique de l’absence. Une lettre réfute la distance ; elle insinue la présence. Elle ne cesse de répéter : tu es là. C’est sans doute pourquoi toute lettre (celles des huissiers mises à part) a quelque côté pathétique. Quant il s’agit de « lettre à un poète », la missive se trouve surdéterminée par le sens qu’elle transporte. Bien entendu, nous pensons dans cette livraison aux lettres précédentes, celle que Maâri écrivit pour complimenter un poète « Si le vers était habitable, vous en auriez été l’habitant » écrit le penseur de Maârat Al-Nau’man. Nous pensons à la lettre que Vigny écrivit en «conseil à jeune homme inconnu », celle de Rilke, de Virginia Woolf , celle que Michel Deguy m’adressa en postface à mon essai « Le Poète que je cherche à lire » ou encore celle qu’il m’est arrivé d’adresser par voie de presse à Marianne Catzaras. Mais de toutes ces lettres, c’est surtout à celles de Rilke que j’ai pensé. La leçon du poète dans ces lettres est que parlant d’une chose, le poète signifie tout autre chose, parce qu’un poète parle poétiquement.
A la rédaction de ses lettres, Rilke avait 27 ans et son destinataire 20 (presque autant que lui). Les lettres de Rilke ne sont pas des lettres sur l’art d’agencer les vers, sur l’art de se faire une carrière quand on est un jeune taquinant les muses. C’est l’un des meilleurs traités sur l’amour qu’il m’ait été donné de lire. Bien sûr, Rilke laisse entendre que le destinataire ferait mieux de s’occuper d’autre chose que de poésie mais peu importe. De la poésie, on peut en faire sans forcément composer des vers.

17 commentaires:

michèle pambrun a dit…

Nous ouvrons ici vos poèmes comme une certaine fureur ouvrait la bouche de l'oracle et vos mots disent ce que nous cherchons.

Anonyme a dit…

Il y a ce décalage infime entre le moment où la lettre est écrite et celle où elle est lue. De même pour la réponse. Cette non coïncidence rend le dialogue impossible mais offre la surprise de l'amour qui pétrifie le temps dans l'instant où il se dit dans l'écriture, dans l'instant où il se lie dans l'écriture. Lire, lier, délier, relire... Jouer avec les lettres jusqu'à relier les deux paroles d'amour...
Christiane

Jalel El Gharbi a dit…

@ Michèle Pambrun : c'est trop d'honneur que vous me faites, Madame. Merci.
@ Christiane : On serait tenté de voir dans l'écart entre la rédaction et la lecture de la lettre un correspondant de l'écart entre le désir et à sa réalisation mais l'échange par courriels presque instantané ne diminue en rien le plaisir de recevoir des courriels, comme les votres, chère amie.

helenablue a dit…

Je vous rejoins , Jalel , sur votre appréciation des lettres de Rilke qui sont vraiment des leçons de vie , et qui parlent d'amour comme personne ...
je crois aussi que l'on peut faire de la poésie sans composer de vers , et que l'art de vivre est sans doute l'art le plus difficile , avec celui d'aimer ...
une fois de plus vos mots sont justes et touchants ; c'est ce que j'apprécie le plus chez vous ; cette subtile combinaison de l'émotion et de la raison .

merci à vous .
votre,
helena

Jalel El Gharbi a dit…

@ Helenablue : Merci chère amie. Effectivement, les plus grands poèmes ne sont pas en vers (Je pense à Proust, pour la littérature française)
Amicalement vôtre.

michèle pambrun a dit…

Des "Lettres à un jeune poète" de Rilke, j'ai plaisir à citer ce passage :

Paris, lendemain de Noël 1908.

(...)Je me réjouis de vous savoir avec cette existence stable, dicible, avec ce titre, cet uniforme, ce service, tout ce tangible, ce limité qui (...) prend le caractère du sérieux et du nécessaire. (...) Il s'agit d'un emploi vigilant, où la faculté d'attention personnelle n'est pas seulement admise, mais franchement éduquée. Etre dans ces conditions de vie qui exercent sur nous un travail, et qui, de temps en temps, nous mettent face à de grandes choses naturelles, c'est tout ce qu'il nous faut.
L'art aussi n'est qu'une façon de vivre, et on peut s'y préparer en vivant d'une façon ou d'une autre, sans le savoir; dans toute réalité, on en est plus proche, plus voisin que dans les irréelles professions mi-artistiques; celles-ci, tout en faisant miroiter un semblant de proximité avec l'art, n'en dénient pas moins, en pratique, toute existence à l'art. (...) Je me réjouis, en un mot, que vous ayez surmonté le danger de tomber là-dedans, et que vous soyez quelque part dans une rude réalité, solitaire et courageux. Puisse l'année qui vient vous y maintenir et vous y renforcer.
Toujours votre
Rainer Maria Rilke

Jalel El Gharbi a dit…

@ Michèle Pambrun : Merci pour ce bel extrait.

Anonyme a dit…

Vermeer comme toute les écoles flamandes n'en finit jamais d'être une source de réflexion et d'admiration. Beau tableau, et belle analyse.
Et comme vous êtes pédagogue merci aujourd'hui de m'avoir fait découvrir ceci : « Si le vers était habitable, vous en auriez été l’habitant » écrit le penseur de Maârat Al-Nau’man
Je trouve que c'est l'un des plus beaux vers que j'ai jamais lu.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Renzo : la pensée inquiète de Maari ne jouit pas de la connaissance universelle qu'elle mérite. Sa correspondance mérite d'être plus connue. Je partage votre enthousiasme pour l'école flamande et pour Maari
Merci de votre visite.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Renzo : Je n'ai pas pensé à vous donner la phrase en arabe. La voici
لو سكن بيت الشعر احد لسكنته
Vous admirez sans doute toute l'économie de la phrase, sa concision. Pas un mot de trop.
Bien à vous

Anonyme a dit…

Oui, toute lettre a vocation d'abolir la distance et de créer une proximité, réelle ou illusoire. Ainsi de la correspondance de Kafka à Miléna où ce n'est pas tant le possible de cette relation, condamnée par avance, qui est en jeu mais cette correspondance dont Kafka se nourrit "comme un vampire", de ses propres mots et qui confère à cet échange un statut tout particulier.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Amel : A cette correspondance (Kafka et sa traductrice Miléna), correspondance tout aussi brève qu'intense, je voudrais ajouter une autre encore plus pathétique, encore plus insoutenable : les lettres à poisson d'Or de Joë Bousquet. Jérôme Garcin a découvert l'identité de cette dame (Germaine)certainement grâce à Pierre Oster (à moins que ce ne soit à Simone Weil). Je regrette de ne pas avoir eu la présence d'esprit de le demander à Pierre Oster. Vos commentaires sont un enchantement chère Amel
Bonne fête

Anonyme a dit…

A mon grand regret je n'ai pas lu la correspondance de Joë Bousquet, et c'est d'autant plus impardonnable que j'ai lu la quasi intégralité de ses livres, avec des retours fréquents vers Traduit du silence. Il y a chez Joë Bousquet une façon de dire la souffrance sans la trahir, de dire une vérité de la souffrance dans une écriture remarquable où l'on ne sait plus exactement si cela est encore de la prose, de la poésie ou si l'on n'est pas au-delà... Mais son écriture recèle également une force, peut-être une rage qui nous permet, à nous lecteurs de dépasser l'insoutenable. J'imagine que dans sa correspondance, l'on soit au plus proche de cette intimité et de ce désespoir irréductible.
Je cherche à traduire avec cette même économie le vers de Maari que vous citez, j'échoue.
Cher Jalel, c'est bien parce que vous donnez beaucoup de vous-même dans ces posts que nous avons le désir de nous élever jusqu'à vous.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Amel : Il y avait chez Bousquet un je-ne-sais-quoi qui faisait que malgré la douleur il restait séduisant pour les femmes (Simone Weil et surtout sa muse Germaine Mühlethaler, d'origine suisse). Pendant 12, il lui adresse des lettres émouvantes. Bousquet meurt 5 mois après le mariage de Germaine. Il avait insisté pour qu'elle se marie. (J'aime à le rapprocher de Kierkegaard, l'auteur du journal du séducteur). A sa mort Germaine confie les lettres à Jean Paulhan qui les annote, les préface et les publie. Je vous souhaite de le lire.
Concernant Maari, je suppose que vous cherchiez à rendre en arabe sa belle réflexion . La voici
لو سكن بيت الشعر احد لسكنته
Ce n'est pas un vers de poésie (ce n'est pas rythmé). C'est une phrase dans une lettre. L'art épistolaire de Maari demande à être étudié.
Votre dernière phrase, ma chère Amel, me flatte et me fait plaisir.
Bonne fête

Anonyme a dit…

Bousquet, un personnage kierkegaardien, mais tout à fait. Je n'y avais pas pensé. De plus si l'on réfléchit un peu à ce que fut la vie de Joë Bousquet, elle répond aux trois stades bien connus, l'écriture tenant lieu de salut, mais tenant lieu seulement, laissant penser que sa démarche s'inscrivait dans ou bien... ou bien presque tragique.
Kierkegaard est un penseur peu abordé dans un cursus philosophique sauf à décider d'en faire son sujet de mémoire. De mon point de vue, cela reste incompréhensible.
Alors oui vive Kierkegaard!
Il me vient tout à coup une idée de projet : le rôle de l'intertextualité dans les correspondances. J'imagine que cela a déjà été posé.
Merci pour vos réponses éclairantes, cher Jalel.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Amel : Je pensais surtout au Kierkegaard du Journal du Séducteur (avec toute la dimension autobiographique de cette oeuvre)mais Bousquet était invalide à cause de cette blessure dont 25 chirugiens assuraient qu'il ne s'en sortirait pas.
Peut-être qu'il n'est pas de bon ton de travailler sur Kierkegaard à cause de la place qu'il fait au religieux. (Moi, je m'en tiens au stade esthétique, ma chère Amel).
Concernant le sujet auquel vous pensez, je pense qu'il a dû être travaillé (en plus, quelle serait la spécificité de l'intertexte dans une lettre ? Aucune).
Bien à vous

Jalel El Gharbi a dit…

@ Amel : il y a aussi, je ne sais pas si vous l'avez lue, la correspondance entre Gibran Khalin Gibran et May Ziyadé.