lundi 26 avril 2010

Question de Kif




Extrait d’une communication présentée lors du colloque annuel de La Faculté des Lettres de La Manouba. Ce texte paraîtra dans les actes.


Evoquant le « Kif », Albert Memmi écrit : « Le Kif est un état de l’âme. Une chaise à l’ombre, à la fin de la sieste, où la chaleur imperceptiblement se transforme en fraîcheur ; au crépuscule où lentement les couleurs se changent en nuit. Ce vieil homme assis sur la terrasse blanche du café du Phare devant la mer immense, que je retrouvai à la même place, le soir : se réjouissait-il de l’infini ou était-il au-delà des plaisirs ? Le kif est-il cet au-delà ? »[1].
Le Kif est un état d’impassibilité à cela qui agite le monde doublé d’une sensibilité aiguisée pour les menus plaisirs : le café, le verre de Boukha, le chant d’un oiseau, une rose, un bouquet de jasmin. Rhétoriquement, on peut avancer que le kif est une désaffection pour l’hyperbole et une affiliation à l’euphémisme. Ce n’est pas le farniente mais le farniente est une de ses conditions. Généralement le kif exige la solitude. On pourrait peut-être le rapprocher de l’ataraxie épicurienne. Notons que la première source du « kif », c’est le cannabis, le kif, ou alors tout ce qui peut se substituer à lui, et créer la même léthargie qu’il donne. Le verbe familier « kiffer » signifiant « apprécier », goûter au plaisir de quelque chose est très proche du sens que lui donne Albert Memmi. La section Kif du recueil égrène tour à tour les menus plaisirs du kif : le « hachich », « un œillet sur l’oreille », le luth, la sieste, le café, les baignades à Dermech. Le Kif, c’est l’ivresse trouvée par tous les moyens, c’est le sens dans un monde insensé. Il rappelle en cela l’ouvrage de Philip Delerme, La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Il serait également à rapprocher de ce que Nicolas Bouvier appelle dans son irrésistible Usage du monde « plaisirs modiques ». Evoquant son compagnon Thierry Vernet, il note : « Il profitait de la moindre grippe pour faire peau neuve, se remettait rapidement et menait sa convalescence à coups de plaisirs modiques et bien dosés : un verre de thé sous les peupliers, une promenade de cinquante mètres, une noix, penser dix minutes à la ville de Stamboul ou encore, lire de vieux numéros de Confidences, prêtés par une de mes élèves, et qui lui valaient bien des satisfactions. Le “Courrier du cœur” surtout. Il y avait des perles signées « Juliette éplorée (Haute-Saône) ” ou “ Jean-Louis surpris (Indre) ”… “Je ne l’ai pourtant pratiquement jamais trompée, exception faite d’aventures de voyage qui ne m’ont presque rien coûté… ”»[2] . Le kif est moins anodin qu’il n’y paraît qui repose sur une autre sémiologie du monde donnant accès au sacré. Ce sacré qu’un rien, par exemple une amande, suffit à exprimer.
[1] Le Mirliton du Ciel, pp. 36-37.
[2] Nicolas Bouvier : L’Usage du monde. p. 205. in Œuvres. Quarto Gallimard. 2004.

8 commentaires:

zahraten a dit…

bonjour si Jalel
rien à voir avec ta note
une mauvaise nouvelle: L'ecrivain tunisien si JILANI BEL HAJ YAHIA vient de nous quitter, de quitter la scène culturelle tunisienne et arabe, pour un monde meilleur

Inna lillah wa inna ilayhi raji3oun

Jalel El Gharbi a dit…

رحمه الله رحمة واسعة

christiane a dit…

Très jolie méditation. L'immobilité rend poreux. Le monde entre en nous et nous nous allégeons de nos corps, même sans le recours à l'ivresse ou au hachich.
L'immobilité berce comme une barque abandonnée au fil d'une eau calme.

Une ombre : votre ami écrivain qui est arrivé dans la mort, au quai. Pour quel voyage ou quel repos ?

giulio a dit…

Pâle jouissance privée de passion
refusant de payer le prix de l'excès,
le kif ne serait-il pas plaisir sans passion,
sérénité jouissive aspirant à la mort?
.

Jalel El Gharbi a dit…

@ Christiane : merci pour votre passage et pour votre commentaire.
Oui, le Kif est un état de porosité passive.
Je ne connaissais pas personnellement l'écrivain que nous venons de perdre mais c'est une grande perte pour le Maghreb.
@ Giulio : porosité comme dit Christiane et plaisir sans passion comme tu dis. Ce n'est peut-être pas un hasard que le Kif s'est épanoui à l'époque coloniale. (le hashish était en vente légale)
Je trouve magistrale ta définition du kif mais cela ne dois pas t'empêcher de nous garder une bouteille au frais (au cas où notre colloque luxembourgeois se confirmerait)
Amicalement

giulio a dit…

Privilège, chers amis, avoir perdu chemin faisant
fougue et excès d'une trop fugace jeunesse,
d'aimer sans passion et pourtant bien plus fort,
d'aimer le bon vin sans rechercher l'ivresse.
.

caro_carito a dit…

j'ame beaucoup votre article. J'ai toujorus penser quee savourer ainis la vie par bribes était une part de poésie.

Jalel El Gharbi a dit…

Merci Caro-Carito
Amicalement