mercredi 7 novembre 2012

Sergio Moscona


Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg 6 Novembre 2012

Sergio Moscona lève le rideau chez Schortgen sur
« Le théâtre de la vie »

Théâtre de la vie, comédie humaine ou humanité en dispute permanente, subconsciente ou apparente, politique ou larvée, tragicomique ou tragique tout court, voilà le spectacle aussi impressionnant que peu confortable présenté à la Galerie Schortgen [1] par le dessinateur, graveur et peintre argentin Sergio Moscona.  Voici un artiste qui, à l’instar de Goya, Picasso ou autres grands novateurs, ne peut en aucun cas être cerné par un bref coup d’oeil à travers la fenêtre ou même en un tour rapide de la galerie.  Car c’est un véritable dialogue que Moscona désire établir, non pas avec le visiteur nonchalant ou pressé, mais avec le spectateur-interlocuteur de ses personnages, ces gens très communs, qui peuplent les scènes de ses histoires courtes. 

C’est qu’ils sont incroyablement riches, ces visages et ces groupes, évoluant parfois dans le cadre d’authentiques récits, de ses peintures, techniques mixtes ou dessins.  Ils ne sont pas sans rappeler le puissant expressionnisme des compositions de peintres comme Giovanni Maranghi, Stylianos Schicho ou Marlis Albrecht, dont ils possèdent une charge de critique, voire de causticité comparable.  Mais ces artistes inscrivent leur vision dans l’instant, leurs tableaux étant, comme on dit en photographie, des flashes, des instantanées, des images illustrant une situation donnée à un moment donné, saisi lors du déroulement de la bobine «cinématographique» du temps.  Par contre, les créations mosconiennes apportent une dynamique nouvelle, un facteur essentiel en rupture avec cette sempiternelle servitude du dessinateur, du peintre, du sculpteur ou du photographe, qu’est l’instant qui se fige.  Mais Sergio Moscona y intègre, comme je le préciserai plus loin, aussi bien le mouvement que l’écoulement du temps, devenant ainsi son propre cinéaste et le metteur en scène de ses tableaux.

Ce n’est donc qu’après une approche attentive, acribique même, à peine aidé en cela par le titre de l’oeuvre, que le spectateur peut pénétrer la scène qui se présente à lui.  C’est comme s’il entrait dans un bistro, un marché, une place publique, un moyen de transport, donc un lieu quelconque, où il rencontrerait toutes sortes de gens et où se dérouleraient les faits représentés…  en plusieurs temps, bien sûr.  Aussi, les acteurs, que l’artiste projette sur un substrat de pages de livre riches de leur propre histoire [2] et/ou sur toile ou autres supports, n’étant pas censés rester immobiles dans l’action, le spectateur pourrait les voir simultanément de face et de profil, regardant par ci et par là, cogitant, riant, protestant, s’injuriant, etc.  Des personnages qui ont tourné la tête ou changé d’expression durant une scène, sans se déplacer, peuvent sembler avoir plusieurs yeux, nés, ou bouches, ces organes pouvant également être déformés, donner naissance à des espèces de monstres.  C’est ce que nous confirme avec justesse le philosophe Manuel Mauer en écrivant: «Moscona dépeint les monstres que nous sommes: noeuds opaques d’instincts, pulsions, représentations et organes, pensées perverses et affects misérables...»[3].   

Attention!  Rien à voir avec le cubisme, dont Moscona reconnaît toutefois volontiers en avoir subi l’influence, ainsi que tout artiste contemporain doit un enrichissement de son savoir à toutes les grandes écoles classiques et modernes.  Rien à voir, en effet.  Certes, Picasso dépeint le même sujet sous divers angles en dessin ou peinture; il projette, contrairement au sculpteur, diverses faces sur un substrat bidimensionnel, auxquelles il intègre par un artifice graphique, la troisième dimension.  Mais ses personnages n’évoluent pas; il reste lié au moment choisi (l’instantanée en photo).  Moscona, lui, n’en demande d’un côté pas tant et va cependant bien au-delà.  Il accepte, en bon graphiste, la servitude des deux dimensions, fait donc fi de la troisième, mais intègre dans ses tableaux la quatrième dimension: l’espace-temps.  Certes, le défi est de taille, mais notre artiste n’a jamais vu son art comme une paisible mare à canards où somnolent les lotus, mais plutôt comme une quebrada de tous les dangers où s’engouffre le pampero.  Héritier de la pugnacité des poètes Lorca, Gelman et Neruda, des sculpteurs Rodin, Iché [4] et Zerneri ainsi que, justement, des peintres Goya et Picasso, il doit penser comme ce dernier que «La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements; c'est un instrument de guerre...»

Dès lors, quoi de plus normal, que par son art socialement et politiquement engagé, le fils mystique en vienne, sans doute inconsciemment, à vouloir «tuer» le père à l’œuvre sempervirente, malgré que celui-ci fût déjà mort six ans avant sa naissance.  Guernica!  Soixante-dix ans après la destruction de cette ville au nom résonnant comme un cri de guerre, symbole des peuples martyrs des dictatures assassines, Moscona s’élance sur les traces de l’esprit des Patrick Ascione, René-Louis Baron, Alain Resnais, René Iché, Paul Eluard, et, bien sûr, Pablo Picasso.  «J’ai travaillé dessus pendant deux ans, de 2005 à 2007, et réalisé plus de 150 tableaux à partir du Guernica de Picasso», confie-t-il récemment au philosophe Mathias Leboeuf.  C’est que le jeune Sergio se sentira tôt pris en entre l’enclume des tyrannies du passé et le marteau des dictatures nouvelles: au Brésil de 1964 à 85, au Chili de 1973 à 90, en Uruguay de 1973 à 85 et, dans son pays, l’Argentine, la plus brève (1976-1983) mais combien meurtrière dictature des Colonels.

Né en 1979 à Buenos Aires, en Argentine, donc trois ans après le putsch des Colonels, Sergio Moscona n’est qu’un enfant lorsque leur sinistre dictature prendra fin.  Aussi, n’en a-t-il pas connu directement l’horreur, mais la réalisera durant son adolescence par ses conséquences, par la souffrance du peuple argentin et ses revendications de justice.  Ses yeux largement ouverts sur le monde ne lui permettront pas d’ignorer les tempêtes mortifères qui le dévastent tous azimuts.  Son dessin, pratiqué dès ses douze ans avec divers artistes dans sa ville natale, où il vit et travaille encore aujourd’hui, ne tardera pas à refléter cette vision qui, pour n’en pas être apocalyptique, n’en constitue pas moins une représentation assez pessimiste de l’homme, qui ne semble pas lui inspirer grande confiance.

Et c’est ici que je situerai une allégorie récurrente dans certains de ses tableaux et dessins: «Hay Gato Encerrado», expression espagnole correspondant à notre «il y a anguille sous roche», auquel il a d’ailleurs consacré une série particulièrement significative de sa défiance envers les machinations humaines.  Le Gato encerrado (chat enfermé) exprime la méfiance de l’observateur qui ne s’en laisse conter ni par la comédie des hommes, ni par leurs manigances.  Comment ne pas songer dans ce contexte au gato garduño (chat dissimulé, rusé), que Federico Garcia Lorca identifie dans son poème Romance Sonambulo,[5] à la sombre montagne, qui observe et guette de haut, ne se fiant pas aux apparences, les choses et les évènements sous (éclairés par la lumière trompeuse de) la lune gitane (bajo la luna gitana)?

Après avoir fréquenté les Beaux-arts à Buenos-Aires, où il a également appris la peinture et la gravure, Sergio Moscona a rapidement connu le succès.  Outre de fréquentes expositions à Buenos Aires, il a notamment exposé à Paris, Vichy, Montigny-lès-Metz, Tokyo, Hambourg, Milan et Rome.  De plus, on retrouve ses oeuvres dans des musées et des collections privées de nombreux pays: en Argentine, bien sûr, mais également en Équateur, au Brésil, au Paraguay, au Mexique, aux États-Unis, en France, en Angleterre, etc.  C’est au tour du petit Luxembourg, à présent, et à vous, amis lecteurs, d’aller assister à la galerie Schortgen aux brillantes – je n’ai pas dit faciles – représentations sociétales d’El teatro della vida !



[1]  Galerie Schortgen Artworks, 24, rue Beaumont (tel.5464.8744), Luxembourg centre. Exposition Robbert Fortgens, mardi à samedi de 10,30 à 12,30 h. et de 13,30 à 18 h. jusqu’au 24 novembre.
[2]  Ces textes livresques désormais entièrement ou en partie recouverts par de nouvelles histoires, où les beaux-arts remplacent lettres, constituent d’authentiques palimpsestes au sens noble du terme.  C'est-à-dire que, contrairement à ceux du Moyen-âge qui entraînaient une destruction du texte préexistant, souvent unique, ceux-ci ne cachent qu’un exemplaire parmi des centaines, voire des millions d’autres et, de plus, constituent avec le nouvel apport, une oeuvre d’art originale.
[3]  L’artiste dépeint donc l’être, plus que le paraître et s’inscrit en quelque sorte dans la vision tout à la fois réaliste et pessimiste d’Oscar Wilde dans Le Miroir de Dorian Grey.
[4]  V. m. article sur René Iché dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 19.9.2009 > www.zlv.lu/spip/spip.php?article1298.  
[5]  In Federico Garcia Lorca : Romancero Gitano, Editorial Losada, Buenos Aires 1959 

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