samedi 9 août 2014

Tunisie : Oui à la mémoire ! Non à la nostalgie ! par Giulio-Enrico Pisani

OEuvre de Abdelhamid Hanafi, artiste peintre

Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek

Jamais 3 sans 4


Dans mon article du 2 août, je présentais – souvenez-vous en – le dynamisme pondéré mais déterminé de la société civile tunisienne, parvenue à trouver la démocratie, grâce à son engagement dans le processus révolutionnaire de ce terrible printemps arabe, dont elle aura seule, à ce jour, su éviter les méfaits. Trois ans et demi durant, nous avons suivi ensemble cette formidable révolution, avons vibré avec elle et pu constater maintes fois qu’elle ne procéda pas sans mal. Outre l’action de ses quatre-, puis dix-, puis seize-mille associations et syndicats, UGTT en tête, il a fallu que les citoyens tunisiens descendent dans la rue chaque fois que le processus démocratique dérivait, risquait de glisser vers l’abîme de l’islamisme, la dictature ou la guerre à outrance, comme en Iraq, Libye, Égypte, Syrie... À trois reprises ils se sont fortement mobilisés. La première fois, en janvier 2011, ils renversent Ben Ali; la deuxième, en août 2012, ils obtiennent l’égalité (au lieu de la complémentarité) pour les femmes dans la nouvelle constitution; la troisième, fin 2013, ils forcent le gouvernement islamiste Nahdha à jeter l’éponge. S’en suivra, après de longues tergiversations et laborieuses négociations, le gouvernement technocratique (et largement apolitique) provisoire de Mehdi Jomaâ.
En fait, un gouvernement de civils pour les civils, et qui parvient pendant un trop bref moment à renvoyer les politiciens à leurs querelles et blocages dans les antichambres du pouvoir et dans l’enceinte d’une ANC décrédibilisée mais faisant encore office, jusqu’aux prochaines élections, de parlement. Contrairement aux reproches d’inaction lancés par les libéraux, d’ultralibéralisme par l’extrême gauche et de laïcité antireligieuse par la droite islamiste, Jomaâ et son équipe semblent piloter le navire autant que faire se peut avec adresse. Ils doivent en effet combattre et surmonter jour pour jour les chicanes dressées par l’ANC (1), les lourdeurs et l’inertie des administrations, les incompétences héritées de Nahdha, les traditionalismes tous azimuts, la permanence du salafisme dans bien des mosquées et leurs communautés, ainsi qu’une recrudescence du terrorisme frontalier. Et malgré tout cela ils tentent de relancer le tourisme, de remettre en marche l’économie, d’assurer la concorde nationale et de préparer ces élections présidentielles et législatives qui mettront fin à leur gouvernance après quelques mois à peine.
Le nouveau gouvernement a tout de même obtenu des rallonges de crédit du FMI sans obligation de restrictions sociales, amélioré la situation du tourisme par rapport à 2013 (2) et élargi la base électorale non-islamiste potentielle en levant l’ostracisme sur les anciens membres du RCD (3). Il a aussi renforcé la lutte contre l’extrémisme religieux, notamment en fermant mosquées et médias liés à l’islamisme radical, mis en route le processus électoral législatif et présidentiel pour l’automne 2014 et instauré à cette fin un climat d’apaisement (mais ouvert à la critique) indispensable à une démocratie constructive. Malheureusement, la nouvelle équipe n’est pas parvenue à faire repartir à la hausse l’investissement étranger et s’est permis l’impair (?) de limiter le grand emprunt national aux seuls Tunisiens. D’autre part, la situation économique n’est pas rose et, après que l’état ait vécu 3 ans durant sur la lancée des acquis (moins brillants qu’ils ne paraissaient) de l’époque Ben Ali, exige aussi bien des reformes structurelles qu’un accompagnement à long terme de ces dernières. En se référant surtout au point fait par le ministre de l’économie Hakim Ben Hammouda sur quatre mois de gouvernance (4), Khadija Taboubi explique fort bien dans le magazine African Manager du 10.6.2014 (5) les graves défis posés à la Tunisie. Un gouvernement désigné pour quelques mois seulement n’a tout simplement pas les moyens de changer quoi que ce soit de fondamental à la présente situation; tout au plus peut-il préparer le mieux possible le terrain à ses successeurs.
Cependant, de nombreux Tunisiens sont, est-il vrai, profondément désenchantés par ce qui leur semble être l’enlisement de leur révolution. Et, faute d’en considérer les péripéties avec suffisamment de distance, ils tendent à aller grossir les rangs des déçus, des impatients, des désabusés, des esprits chagrins à la critique facile. Ils sont nombreux à reprocher à leurs nouveaux gouvernants de ne pas avoir ramené en six mois la Tunisie à sa place d’économie la plus compétitive d’Afrique qu’elle occupait en 2007, donc avant que la crise financière mondiale et la mal-gouvernance islamiste la rejette parmi les cancres. Mais si l’on peut comprendre ceux d’entre eux qui ont pour excuse leurs graves difficultés au quotidien et leur impatience à les voir se résoudre, rien n’excuse l’acrimonie des politiciens, cadres et journalistes parfaitement au courant des enjeux et obstacles. C’est que la majorité de ce petit monde de donneurs de leçons n’a que critiqué, déblatéré et rien construit trois années et demie durant. On espère donc que, au moins en vue des prochaines élections, ces mauvaises langues se fendent enfin de propositions constructives, ou consentent à mettre une sourdine.
Cependant, le danger de ce permanent bruissement cacophonique, parfois honnêtement critique, mais trop souvent gratuitement dépréciateur, réside dans les multiples échos qu’il soulève dans une opinion publique qui n’a aucun besoin de faux Cassandres et de leur message délétère. Conséquence: de plus en plus de Tunisiens croient de moins en moins que leur pays pourra sortir de l’ornière et pensent ne plus avoir d’autre choix que désespérer, ou rêver à l’avènement d’un «homme providentiel», sorte de réincarnation de l’infiniment regretté Habib Bourguiba. Son prestige historique, le temps et la peur des épouvantails ben-alien et islamiste aidant, le grand homme de l’indépendance tunisienne se retrouve aujourd’hui lavé d’un autoritarisme qui n’eut rien de vraiment démocratique, et se retrouve, aux yeux de certains nostalgiques, quasi-sanctifié. Certes, il apporta beaucoup au pays, mais la personnalité de ce géant de l’indépendance fut à tel point exceptionnelle, que sa réédition paraît difficile, voire improbable dans le contexte actuel. Aussi voudrais-je mettre en garde mes amis tunisiens contre les faux espoirs que pourraient susciter ces rêveries nostalgiques et leur rappeler qu’une révolution qui ne parvient pas à réaliser ses objectifs a toutes les chances d’aboutir à une contre-révolution et à une dictature pire que la précédente.
Il se serait pourtant hautement souhaitable qu’une personnalité énergique, probe et charismatique se dégage de la foire d’empoigne politicarde, parvienne à émerger des urnes et puisse, fort d’un mandat sérieux de cinq ans, guider le pays vers le progrès et l’épanouissement social qu’il mérite. (6) Il est donc à mon avis indispensable que, si une telle personnalité tunisienne existe, elle se manifeste sans tarder et ait le courage d’accepter de payer de sa personne pour le bien du pays. Mehdi Jomaâ pourrait-il être cet homme, ce premier ministre bâtisseur? Mm, je n’en sais rien. Tout comme l’écrit Slaheddine Dchicha dans le magazine Leaders (7), j’ai des doutes à cause de son orientation néolibérale et son fondamentalisme du marché. Cela peut servir six mois, mais ne permet pas d’améliorer à terme le bien-être du peuple ni de lui rendre confiance en l’avenir. Ce sera de toute façon aux électeurs tunisiens d’en juger et à leurs élus d’en décider. Il y a sans doute bien d’autres personnes de grand talent et mérite, qui préfèrent pour l’heure couler des jours paisibles derrière un bureau de fonctionnaire, dans une direction syndicale ou dans le privé. La presse tunisienne ferait d’ailleurs bien d’élargir sa tâche de recensement de l’actu et de critique sociopolitique en contribuant à rechercher un tel leader et en éveillant des forces populaires, afin qu’elles descendent une fois de plus dans la rue pour manifester leur force et détermination pour la quatrième fois. Aussi, après avoir, comme je l’ai rappelé plus haut,
1°, renversé Zine el-Abidine Ben Ali,
2°, obtenu l’égalité de la femme avec l’homme,
3°, fait tomber le gouvernement islamiste, la société civile pourrait-elle,
4°, exiger que ses élus nomment premier ministre une personnalité de leur choix et non pas la personnification de quelque compromis politicien ou lobbyiste boiteux.
Giulio-Enrico Pisani
*** 1) L’ANC, Assemblée Nationale Constituante a été élue en octobre 2011 pour la durée d’un an, afin d’établir une nouvelle constitution. Illégitime dès novembre 2012, elle a auto-prolongé sa durée (donc sans élections) afin d’achever une constitution dont la rédaction s’éternisait. Enfin votée le 26 janvier 2014, celle-ci ne laisse à l’ANC qu’un rôle de parlement intérimaire à la légitimité tacitement convenue.
2) En tout cas jusqu’en mai. Mais il est difficile de savoir comment cela évoluera, car les infiltrations terroristes libyennes, quoique pour l’heure limitées au sud, n’en inquiètent pas moins les touristes.
3) Rassemblement constitutionnel démocratique, parti de Ben Ali, interdit depuis la révolution.
4) Le gouvernement de transition de Mehdli Jomaâ est en fonction depuis le 29 janvier 2014.
5) À lire sur www.africanmanager.com/167393.html
6) ... Renouvelables, si mérité. N.B. La durée maximale d’un gouvernement est de 5 ans car, selon l’article 22 de la constitution, le président de la république est élu pour cinq ans. Son élection coïncide avec celle de la Chambre des députés, pour un terme de cinq ans également.
7) www.leaders.com.tn/article/les-100-jours-qui-n-ont-pas-change-la-tunisie?id=14021
 Freitag 8. August 2014

2 commentaires:

Halagu a dit…

Mon cher Giulio, je crois que les prochaines élections vont reproduire les résultats de 2011. Les abstentionnistes sont majoritaires dans le pays et Ennahdha est le seul parti organisé, riche et capable de mobiliser efficacement ses troupes. Les mêmes causes reproduisant les mêmes effets,les islamistes seront de retour -en admettant qu'ils aient quitté la direction des affaires- et la Tunisie s'enfoncera un peu plus dans la situation kafkaïenne de ses 3 dernières années.
Tu disais que les forces populaires ont obtenu l’égalité de la femme avec l’homme. J'aurais dit qu'elles ont obtenu le "maintien" de la situation antérieure(et c'était loin d'être une égalité).

giulio a dit…


Tes craintes sont compréhensibles, cher Halagu, et je les "entends" un peu partout sur facebook. Mais elles ne sont pas justifiées. En effet, la situation n'est pas la même qu'en 2011. Il est triste que de si nombreux Tunisiens l'ignorent ou n'y pensent tout simplement pas. Pour ce qui est de l'organisation et de la force intrinsèque de Nahdha, tu as tout à fait raison, mais l'on peut espérer que leur tiers de voix ne sera tout au plus qu'un quart, un cinquième ou moins encore lors des prochaines élections. Et j'en citais la cause principale dans la première partie de mon avant-dernier triple article :

"... Mejdi Jomaâ et son gouvernement ont donc su remplir l’une de tâches essentielles de leur mandat, rappelons-le, provisoire. Le système qui leur assure le succès: la réconciliation nationale. Ces élections «ouvertes à tous» sont en outre un coup de maître stratégique, que la majorité seulement relative de Nahdha n’aura pas pu empêcher. Cet article n’est en fait passé à l’ANC, l’Assemblée nationale constituante, dominée par les islamistes, que de justesse... et pour cause. Lors des élections de 2011, ces derniers constituaient la seule force politique relativement cohérente, d’origine largement clandestine, mais formidablement organisée durant des décades d’opposition à la dictature. Face à eux, se dressaient bon nombre de politiciens souvent improvisés, plus ou moins libéraux, socialistes, communistes ou sans opinion tranchée, parfois rappelés d’exil ou libérés de prison, sans aucune unité ni programme compatible entre eux. En effet, avant la révolution de janvier 2011, la majorité des cadres politiques, étatiques et gouvernementaux étaient membres ou larbins du RCD (le parti du dictateur déchu Ben Ali); ils avaient été exclus du processus électoral par le pouvoir révolutionnaire. Pour la partie non-islamiste, majoritaire quoique divisée, cette exclusion équivalait à jeter le bébé avec l’eau du bain, aussi sale fût-elle. Par là on rejetait en effet hors du monde électoral et civique quasiment tout ce qui avait quelque expérience politique ou administrative, ainsi que, en même temps que nombre de corrompus ou de laquais de la dictature, une grande partie des laïcs et des anti-islamistes du pays. Rien d’étonnant à que les islamistes eussent triomphé...".

P.info, tu peux lire cette 1ère partie entier peut être lu sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article12357, ainsi que les deux suivantes sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article12366 et sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article12377